Dans les années 60, ma maman et ma mémé faisaient les vendanges chez Yvonne et Charles Giraud, peut-être certains lecteurs de Passadoc les ont-ils connus. Ils habitaient rue Saint-Jean à Puget-sur-Argens.
On partait très tôt dans le tombereau bleu tiré par Papillon (tous les chevaux s’appelaient Papillon ou Bijou) mais lui c’était mon copain. Quand ma maman faisait cuire des artichauts je voulais garder le foin du cœur pour Papillon.
Charles tenait Papillon par la bride et nous allions au pas de cet équipage jusqu’à Canevère. Rex le chien (tous les chiens s’appelaient Rex ou Marquis) suivait en trottinant, vaquant à ses préoccupations canines, la truffe au ras du sol, s’arrêtant de-ci de-là pour renifler quelque odeur déposée par un congénère précédent ou lançant un bref jappement dont lui seul pouvait savoir à qui il était destiné.
Je trouvais injuste que Rex soit obligé de marcher alors je demandais la permission, toujours acceptée, de marcher en tenant moi aussi Papillon par la bride ; ainsi je faisais comprendre à Rex qu’il n’était pas seul, ce dont il se fichait éperdument. J’étais surtout fier – encore plus quand on croisait un copain – de traverser le village en me donnant l’air de maîtriser ce mastodonte de muscles qui m’aurait envoyé cul par-dessus tête au moindre frémissement de naseaux.
Rythmé par le pas du cheval le voyage durait un temps certain. Une fois arrivées, les cueilleuses se mettaient à l’ouvrage s’égayant deux par deux à chaque rangée, chacune d’un côté de la vigne, un chapeau de paille ou un foulard sur la tête car le soleil tape encore fort en septembre. Tout en coupant les grappes, elles discutaient gaiement, on entendait des éclats de rire ; parfois l’une d’elles se levait pour se tenir les reins un instant mais pas trop longtemps pour ne pas se faire distancer par celle d’en face. Pour avoir fait les vendanges par la suite je sais combien la coupe du raisin est bien plus harassante que porter le canesteù.
À l’époque j’étais trop jeune pour qu’on me confie un sécateur aussi je ramassais de l’herbe que je donnais à Papillon qui attendait placidement entre les brancards de la charrette au milieu des vignes. Lorsque personne ne regardait dans ma direction, je cueillais une petite grappe que je m’empressais de donner à mon copain comme on me l’avait appris, la main bien ouverte, l’offrande sur la paume. Il saisissait alors délicatement le fruit défendu du bout de ses grosses lèvres comme s’il était conscient qu’il devait agir ainsi pour ne pas me blesser. Je parle du raisin comme étant le fruit défendu, car si Charles n’était pas un mauvais bougre, plutôt placide comme son cheval, c’était un paysan ; un sou c’était un sou et une grappe une grappe qui ne pouvait avoir d’autre destination que la coopé.
Agacé par les taons qui ne lui laissaient aucun répit, Papillon secouait sa grosse tête ou bien son corps frémissait d’un violent tremblement dévoilant sa puissante musculature, sa queue, coincée entre les brancards ne pouvait battre ses flancs pour chasser les importuns insectes.
Papillon n’était pas mon seul copain ; il y avait aussi Jacky, le porteur embauché par Charles. Jacky était un vagabond qui vivait dans une vieille caravane. Il m’est difficile de lui donner un âge car à 7 ou 8 ans, on a du mal à évaluer l’âge d’un vieillard qui a passé la quarantaine. Je me souviens de sa tignasse châtaine ce qui me fait dire maintenant qu’il n’avait pas atteint la cinquantaine. C’était un de ces cabossés de la vie, sans feu ni lieu, ayant connu mille métiers, mille misères, un chemineau surgi d’on ne sait où, ni à la suite de quelle fortune de la vie il avait posé son baluchon ici plutôt qu’ailleurs et qui disparaissait un jour tout aussi discrètement qu’il était arrivé pour ne plus jamais revenir ne laissant de son passage qu’un souvenir qui s’estompait au fil du temps.
Jacky a vécu plusieurs années à Puget vendant ses bras pour les vendanges, les cerises, les fraises… À l’époque les cultures maraîchères et fruitières de la plaine de l’Argens lui assuraient du travail, sinon il se vendait comme tâcheron auprès de quelque maçon, débroussaillait un terrain ou coupait du bois. Il n’était pas de chez nous, il parlait comme les parisiens – pour dire “canesteù” il disait “canestéro “. De temps en temps ça patinait un peu car il ne faisait pas que porter le raisin pour les vendanges, il en appréciait quelquefois plus que de raison le produit fini. Mais c’était un brave gars, toujours poli et serviable et jamais personne n’a eu quoi que ce soit à lui reprocher. Il appelait ma mère “M’dam’ Raymond” car mon père l’avait quelquefois embauché à couper du bois pour mes grands-parents. Il nous aimait bien parce qu’en plus de son salaire mes parents l’invitaient à manger et mon père était généreux avec le pastis ; ce qui ne plaisait pas tellement à ma mère qui trouvait que l’apéro se prolongeait un peu trop à son goût, mais ma sœur et moi étions contents, il avait toujours des bonbons ou des sucettes pour nous.
Il racontait qu’il avait été clown dans un cirque où il exerçait son art sous le nom de “Patate”. J’ignore si c’est vrai, mais ce que ce dont je suis sûr c’est qu’il me faisait bien rire avec ses facéties. Il en avait une qui m’impressionnait beaucoup. Il fumait du tabac gris qu’il roulait avec dextérité dans du papier JOB, il allumait sa cigarette avec un Zippo qui fumait comme une locomotive car il l’alimentait à l’essence pour voiture. Une fois sa clope consumée des deux tiers, d’un mouvement de langue, il arrivait à la retourner allumée dans sa bouche, buvait un coup de rouge, discutait cinq minutes et d’un autre mouvement de langue, il la ressortait toujours allumée. J’ai essayé de l’imiter, pas avec une cigarette bien sûr mais avec un petit bout de bois. Tout ce que j’ai réussi à faire c’est de manquer l’avaler.
À midi on s’installait à l’ombre du cyprès et chacun sortait le repas de son panier. Pour nous c’était souvent une omelette au fromage dans du pain, j’adorais ça, ou bien une brouillade de tomates qu’on portait dans une gamelle militaire en alu, vestige de la guerre qui à l’époque ne datait que d’une vingtaine d’années.
Cette gamelle en alu avait une petite histoire, il y était gravé “vergiss meinnicht, Karl” (Ne m’oubliez pas, Karl). À la toute fin de la guerre, le Reich en était réduit à enrôler des jeunes garçons et des vieillards et Karl était un de ces gamins. Il avait atterri au Puget complètement perdu, loin des siens, il devait avoir 16 ou 17 ans et avait plus besoin de sa mère que d’un Mauser. Après le débarquement du Dramont, mes grands-parents l’avaient pris sous leur aile avant qu’il puisse rentrer chez lui sans problème. En attendant surtout que les RMS (Résistants du Mois de Septembre) se calment, eux qui se découvraient une vocation de chasseurs de boches une fois qu’ils ne craignaient plus rien alors qu’ils avaient fait dans leur froc pendant les quatre années du conflit.
C’est pendant cette “captivité” qui n’en était pas une qu’il avait gravé cette phrase sur la gamelle. Lorsqu’il a pu enfin rejoindre les siens sur les bords du lac de Constance, il avait promis de revenir et avait correspondu quelque temps avec mes grands-parents puis un jour, subitement plus rien, ils n’ont jamais plus eu de nouvelles. Un beau jour Jacky aussi est parti sur la pointe des pieds. On a trouvé sa caravane vide, il avait rempli son baluchon des quelques maigres affaires qu’il possédait et avait repris son errance. Qu’est-il devenu ? nous ne l’avons jamais su.
Lorsque Charles se levait en refermant son Opinel d’un claquement sec, c’était le signal de la reprise du travail mais plus silencieusement car la fatigue du matin, plus la digestion et la chaleur de la mi-journée n’incitaient pas à la discussion.
Je passe encore souvent devant la propriété qui était alors en plein bois et qui maintenant est entourée de maisons. Si le cabanon et le cyprès sont encore là, les vignes ont disparu depuis longtemps et la vue que nous avions sur la forêt ne porte maintenant pas plus loin que le talus de l’autoroute construite début des années 70.